Arpège et son ombre





C'était un garçon qui s'appelait Arpège et qui n'arrivait pas à venir à bout de son ombre. D'habitude, notre ombre ne se fait pas remarquer. Elle marche gentiment devant nous, derrière nous ou sur le côté et elle ne nous lâche pas d'une semelle.Lui, pendant qu'il s'en allait sur le trottoir, son ombre batifolait au milieu de la rue, parmi les voitures,. Ou bien elle grimpait aux murs des immeubles, dansait sur les balcons des appartements et redescendait en se servant comme parachute d'une graine de pissenlit. Elle s'attardait en arrière et il était obligé à tout moment de s'arrêter pour l'attendre. Ou bien elle courait devant et il s'essoufflait à la rattraper. Enfin, elle lui faisait une vie impossible.
Il avait essayé toutes sortes de solutions. Il l'avait raisonnée, puis il l'avait grondée, mais elle lui répondait: " Je ne peux pas m'en empêcher" !C'est tout ce qu'elle trouvait d'intelligent à dire. Il l'avait tenue en laisse, comme un chien, mais elle cassait sa laisse er s'en allait traîner...on ne sait pas où. Il l'avait fixée à ses souliers avec de la colle forte, c'est une publicité de la télé qui lui en avait donné l'idée. Mais elle se sauvait tout de même et c'était lui qui restait attaché sur place et ne pouvait plus faire un pas. Il l'avait laissée à la maison, enfermée à double tour: " Au moins, tu resteras un peu tranquille"! Mais elle s'était échappée par le trou de la serrure et il ne l'avait pas revue de la journée. Je vous l'ai dit, c'était une ombre insupportable.
Voyant qu'il ne s'en sortirait pas tout seul, il a parlé de la chose à ses parents, qui se sont affolés et l'ont amené aussitôt aux urgences de la clinique. Le médecin a été bien embarrassé, le pauvre homme, car il n'avait jamais vu un cas pareil. Il a ordonné un fortifiant pour le matin et un calmant pour le soir, mais l'ombre n'est pas devenue plus sage pour autant. Ils se sont alors confiés au curé, qui a levé les bras au ciel: " Amenez-la moi, cette ombre, j'ai ma petite idée"! Il a déversé sur elle un plein arrosoir d'eau bénite - plein! à ras bords - en disant: " Ca devrait la ramener à la raison, sinon, je donne ma langue au chat" ! Hélas ! hélas !Rien n'a changé ! Arpège était désespéré !
Longtemps, il avait gardé pour lui tous les ennuis que son ombre lui faisait. Quand les gens la voyaient baguenauder toute seule, ils étaien bien étonnés:
- Tiens, tiens! disaient-ils. Qu'est-ce que c'est que cette ombre folle, qui passe sans personne ?
Mais à la fin, vous pensez bien, ils avaient fini par le savoir. Et quand une sottise était faite quelque part, on murmurait:
- Ne cherchez pas qui a fait ça! C'est sûrement l'ombre d'Arpège!
Et voilà qu'un soir, en se préparant pour aller à une réception, la femme du gouverneur s'est aperçu que son bracelet en or avait disparu.Elle l'a cherché partout: dans les tiroirs, dans les armoires, au fond des lits, jusque dans le réfrigérateur et dans la boîte à pharmacie, partout, vraiment partout et ne l'a pas trouvé. Et dès le lendemain, une rumeur a couru par la ville:
- C'est l'ombre d'Arpège qui l'aura volé! C'est l'ombre d'Arpège...c'est l'ombre d'Arpège...
Arpège savait bien, lui, que son ombre n'aurait jamais fait une chose pareille. Dissipée, oh! oui, elle l'était! Mais pas voleuse! Il en aurait mis sa tête à couper! Seulement, il avait beau le dire et le répéter, personne ne voulait le croire.
Ce qui devait arriver est arrivé. Un jour, on a frappé à la porte et quand il a ouvert, deux gendarmes lui ont posé la main sur l'épaule en disant:
- Arpège, au nom de la loi, nous venons arrêter ton ombre !
Arpège' n'a pas été surpris, il s'y attendait. il a dit:
- Bon, entrez ! Je vais préparer une petite valise.
- Attends ! Attends! Il y a erreur ! s'est écrié le brigadier. Nous venons arrêter TON OMBRE. Tu n'as pas besoin de la suivre, puisqu'elle est si indépendante !
Mais Arpège a secoué la tête:
- J'en ai tant fait pour la garder auprès de moi! Je ne vais pas l'abandonner maintenant qu'elle est dans l'embarras!
- Nous devons te dire, a repris le brigadier, que ce n'est pas à la prison que nous l'emmenons. Elle est tellement rusée ! Elle aurait tôt fait de s'en évader! Non, nous avons reçu ordre de la précipiter dans une oubliette du château!
- Merci du renseignement, a dit Arpège ! et il a ajouté dans sa valise deux paquets de bougies et des allumettes.
Tout le long du chemin, les deux gendarmes ont pris soin de marcher sur l'ombre d'Arpège pour qu'elle ne se sauve pas et c'est ainsi qu'Arpège et son ombre se sont retrouvés ensemble au fond d'un cachot.
- Je suis désolée, a dit l'ombre. Tu dois m'en vouloir! Pourtant, je t'assure qu'on m'accuse à tort!
- Je le sais bien, a dit Arpège, mais voilà ! Tu n'es pas une ombre comme les autres et quand on est différent, ça vous rend forcément suspect!
- Ils vont me faire mourir, ici,a encore dit l'ombre en regardant autour d'elle. Comment vivrais-je sans lumière?
_ Il est un peu tard pour te lamenter! a dit sèchement Arpège.Alors, s'il te plaît, fais un effort, c'est la moindre des choses!
-Bien sûr, je ferai un effort, a dit l'ombre, et pour se donner l'air courageux, elle a ajouté:
- Quand nous serons sortis d'ici, je te promets de devenir une ombre tranquille et disciplinée!
- Juré, craché? a demandé Arpège.
- Juré, craché! a répondu l'ombre.
La nuit d'après, là-haur, sur la ville, il y a eu une tempête qu'Arpège et son ombre n'ont même pas entendue, au fond de leur trou. Le vent a jeté par terre un nid de pies bâti au sommet d'un peuplier, devant la maison du gouverneur.Et devinez ce qu'on a trouvé au milieu du nid? Le bracelet de la femme du gouverneur! Vous savez comme les pies sont voleuses et attirées par tout ce qui brille! C'étaient elles qui l'avaient emporté!
On a tiré de leur oubliette Arpège et son ombre. On leur a fait des excuses. On les a même invités à un banquet. Et puisque l'ombre avait promis de devenir sage, elle a été bien obligée de tenir sa promesse. Jamais plus elle n'a fait parler d'elle, depuis ce temps-là.


Tous droits réservés.

Haut de page